Une visite chez Philippe Dufour

Joël de Toulouse pour Chronomania


Vallée de Joux

La Vallée de Joux c'est un pèlerinage pour les amateurs de belle horlogerie. Si en plus il fait beau et qu'on a rendez-vous avec l'un des maîtres de la montre compliquée, cela a de quoi ravir le cœur des amateurs. C'est en tout cas ce que nous pensions, Sèb de Zurich et moi-même dans les petits lacets sinueux qui vous mènent sans empressement de Lausanne à l'Abbaye puis au Sentier par les rives du Lac de Joux. On repère facilement la maison, toute blanche, au bord de la route à l'entrée du Sentier et sur la porte une inscription toute simple : Philippe Dufour, Horlogerie Compliquée…

L'Atelier n'est pas très grand mais rempli de machines dans un désordre savamment ordonné. De grandes fenêtres remplissent l'espace d'une belle lumière d'été et Philippe Dufour nous reçoit, la pipe et le sourire aux lèvres, prêt à subir le flot de nos questions…

Chronomania : Comment êtes vous devenu horloger et maître "es complications" ?

Philippe Dufour : Je suis né dans la Vallée de Joux. A 15 ans je suis entré à l'Ecole Technique du Sentier et j'en suis sorti horloger en 1967. J'ai eu la chance de rentrer immédiatement chez Jaeger. J'ai pu y parfaire ma formation avec l'aide en particulier d'un horloger de grand talent qui m'a beaucoup appris : Gabriel Locatelli.

Scoop : la montre école réalisée par Philippe Dufour en 1967. En y regardant bien il y a là comme une certaine…simplicité…

Puis j'ai travaillé avec la GWC (General Watch Co. à Bienne) aux Caraïbes, à L'Ile Ste Croix. J'y remontais des mouvements Schild (sourire). En tout cas ça m'a montré qu'il n'était pas nécessaire d'être né sous un sapin et chanteur à la chorale du Brassus pour être horloger…

Quand je suis revenu, en 1974, c'était la crise…J'ai travaillé chez Gérald Genta, Audemars Piguet, puis j'ai rencontré Adolph Benz, patron de Comor qui avait racheté des stocks de Landeron et des répétitions simplifiées type Le Phare. On essayait de les faire belles…(rires). On a m

ême essayé de lancer une fabrique Comor dans la Vallée de Joux mais ça ne s'est pas bien passé avec Benz. J'ai finalement repris l'atelier qui avait été installé au Brassus. C'est là, qu'à la demande de la Galerie d'Horlogerie Ancienne d'Osvaldo Patrizzi j'ai commencé à faire de la restauration. Après avoir vu passé des dizaines et des dizaines de montres compliquées, en particulier des répétitions, je peux dire que c'est pendant cette période que j'ai fait mes classes…

J'ai également fait 5 Grande Sonnerie pour Audemars Piguet, en montre de poche. C'était un travail de titan : chaque montre m'a demandé 2000 heures de travail. Deux de ces montres ont été fortement endommagées. Ceci ajouté à tout le secret qu'on met sur l'origine de ce type de montres m'a encouragé à ne plus travailler que pour moi. En 1989 j'ai donc décidé de fabriquer des montres à mon nom.

Chronomania : Quelle a été la première montre "Dufour" ?

Philippe Dufour : Je voulais que la première montre à mon nom soit exceptionnelle. J'ai opté pour une Grande Sonnerie et Répétition Minutes. Ca n'avait jamais été fait en montre-bracelet. Le projet a débuté en 1989 et la première montre a été achevée en 1992, année où j'ai intégré l'Académie des Horlogers et Créateurs Indépendants.

Pour la Grande sonnerie je voulais déjà que, malgré la grande complexité du mouvement, la montre soit simple à utiliser. Par exemple la couronne de remontage a deux fonctions : dans un sens pour le mouvement, dans l'autre pour la sonnerie. Et sur les deux derniers modèles fabriqués les verrous de sélection de la sonnerie sont invisibles : en fait la lunette peut s'ouvrir et c'est à ce moment qu'on les découvre. En 10 ans je n'en ai fabriqué que 6 dont 2 avec cadran en saphir pour voir le mouvement côté face.

la Grande Sonnerie à cadran saphir. Noter la lunette ouvrante révélant les poussoirs de réglage de la sonnerie, et la qualité du mouvement, d'un côté comme de l'autre…

La boucle du bracelet de la Grande Sonnerie : le sens du détail…

Hommage au passé de la Vallée : un fabuleux mouvement chronographe et répétition d'Ami LeCoultre à côté d'une Grande Sonnerie

En 1996 j'ai réalisé ma deuxième montre, la Duality, à double régulateur. Cette complication était déjà connue en montre de poche. Elle existait sur des mouvements de 19 à 24 lignes, dont une que j'avais vue dans la collection du Time Museum à Rockford. Mais elle n'avait pas encore été faite en montre-bracelet. C'est une complication intéressante : grâce au différentiel les erreurs de marche sont divisées par 2 ce qui fait que la montre est plus précise que si elle avait un tourbillon.

 

Chronomania : Ces montres sont quasiment des pièces uniques et demandent beaucoup de temps. Il y a suffisamment d'amateurs pour qu'on en vive ?

Philippe Dufour : il y a un public de collectionneur mais effectivement se cantonner uniquement à ce type de montres c'est prendre le risque d'investir beaucoup de temps et d'argent et subir un retournement de tendance. Je dois dire que dans mon cas le bouche à oreille marche bien, en particulier au Japon. Une équipe de télévision japonaise est même venue pendant un mois filmer l'avant, le pendant et l'après Bâle. Mais il est très difficile de vivre en ne vendant que ce type de montres. C'est pour cette raison que j'ai développé la Simplicity. A mon échelle la Simplicity c'est presque de la série (sourires) puisque j'espère en faire 25 à 30 par an.

 


Un pont de la Simplicity en train de naître


Sèb admirant une Simplicity

Du coup je ne travaille plus seul : ma fille Magali m'a rejoint, après une solide formation à l'Ecole Technique de la Vallée de Joux, puis au Wostep à Neuchâtel et enfin chez Chopard et chez Vacheron & Constantin ; ainsi que Bernard Zwinz, un jeune horloger de Vienne en Autriche. Et trois c'est déjà une équipe !

Chronomania : Est-il vrai que vous pouvez fabriquer toutes les pièces de vos montres ?

Philippe Dufour : oui, en principe. En fait il n'est pas utile de fabriquer soi-même des spiraux mieux vaut les acheter chez Nivarox. Mais si c'est nécessaire j'ai les instruments qui permettent la fabrication d'à peu près n'importe quelle pièce.

La réalisation des courbes terminales sur les spiraux

Le réglage des balanciers des Simplicity

 

Chronomania : A ce sujet est-il facile d'avoir des assortiments aujourd'hui ?

Philippe Dufour : Non et le problème s'amplifie de jour en jour. Ne croyez pas d'autre part qu'il y ait une solidarité entre horloger, même ici dans la Vallée. Si vous avez besoin de pièces, ne comptez que sur vous-même… Avec le succès de l'horlogerie mécanique de qualité les pièces sont de plus en plus chères, les aiguilles en particulier, et les délais ne cessent de s'allonger. Le monopole de Nivarox sur les spiraux est aussi inquiétant…Et ce n'est pas le seul souci de l'horlogerie suisse : qui va réparer demain les complications que l'on produit aujourd'hui ? Si on parle de service après-vente, il n'y a guère que Rolex qui ait une structure de qualité avec des horlogers partout dans le monde, bien formés et utilisant tous le même matériel. Et les formations ici sont insuffisantes…(long regard sur le paysage au travers de la fenêtre). Il faudrait une école privée d'horlogerie dans la Vallée…J'y pense parfois…

La vue depuis les fenêtres de l'Atelier

 

Chronomania : Pour conclure, il y a-t-il une montre d'aujourd'hui qui ne soit pas de vous et que vous appréciez ?

Philippe Dufour : Je suis impressionné par les montres Lange & Söhne. J'ai eu en main une Datograph. La qualité du mouvement, la douceur des commandes…je me suis demandé si on était encore capable de faire aussi bien en Suisse…

De gauche à droite : Bernard Zwinz, votre serviteur, Magali Dufour, Philippe Dufour

 

 

Copyright : Joël de Toulouse, septembre 2002 pour Chronomania.